Du deuil

Élodie 49 ans, mariée, 2 enfants ados, travaille dans le domaine culturel qui a été très impacté par la pandémie de la Covid. Elle se sent fragile. C’est un état qu’elle connaît bien. Elle a déjà suivi des psychothérapies depuis ses 17 ans.

Elle me consulte car elle a subi une « grosse trahison » – ce sont ses mots – au travail et qu’elle ne parvient pas à la dépasser. Je lui demande si elle s’est déjà sentie trahie, dans sa vie professionnelle ou personnelle.

Spontanément, elle évoque, en larmes, le décès de son père survenu de manière soudaine quand elle avait 13 ans et lui 40, d’une crise cardiaque.

 Je découvre qu’il était un homme politique, député maire, très charismatique.

Les différentes thérapies l’ont aidée à continuer à vivre, étudier, choisir un univers professionnel qui la passionne, se marier, devenir mère ; mais Élodie a l’amour inquiet pour ses proches. Elle est aux aguets.

Elle est sans doute aux aguets depuis la mort de son père qu’elle admirait d’autant plus qu’il était très occupé et souvent absent. Les jolis souvenirs qu’elle a de lui sont ceux de périodes de vacances, dans leur maison de campagne, à l’abri des regards indiscrets. Là, il était le père aimant et blagueur, débordant d’énergie et d’humour.

Le jour du décès, sa mère était absente. Élodie dormait chez ses grands-parents. Sa grand-mère la réveille et lui dit que son a eu un problème, sans lui en dire plus. Elle est emmenée par sa grand-mère dans la maison familiale, monte l’escalier qui mène aux chambres et quand elle entre dans la chambre de ses parents et découvre son père allongé dans le lit, elle comprend très vite qu’il est mort. Elle comprend et elle ne comprend pas. Comment est-ce possible ? Si jeune, si vivant ?

Quant à notre plan de travail, nous décidons que ce souvenir encore très clair à son esprit sera notre porte d’entrée dans ses réseaux de mémoire pour traiter le traumatisme.

 Très rapidement, au cours de la première séance de travail, le visage de son père lui apparait souriant, il la regarde et lui demande de le lâcher. Elle est bouleversée et sanglote. Elle réalise pleinement, comme si cette réalité lui était révélée, que ça fait 36 ans qu’elle vit ce deuil sans l’avoir accepter, sans avoir accepter qu’il parte ; « je croyais que j’avais accepté » sanglote-t-elle, ce qui est très certainement le cas d’un point de vue cognitif, mais émotionnellement, son cœur pleure encore son père. Souvenons-nous qu’un traumatisme est toujours émotionnel. Souvenons-nous aussi qu’un traumatisme non traité reste actif.

Lors des 3 séances suivantes, Élodie va revivre tous les événements associés à ce décès brutal ; la ville en émoi, les obsèques publiques, les conséquences sur leur vie, sa mère, son frère et elle.

Le processus thérapeutique de l’EMDR lui permet de laisser émerger les émotions négatives de colère, rancune, tristesse, peur qui s’entremêlent confusément. Les émotions affleurent puis s’estompent. L’événement s’estompe, l’image se modifie jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus la rappeler. Quand elle pense à son père, c’est un bel homme souriant qui se présente à sa mémoire.

Émotionnellement Élodie ne craint plus de lâcher son père dans la mort, car mieux que comprendre, elle ressent que lâcher n’est pas oublier, ni trahir, ni cesser d’aimer. Lâcher, c’est accepter cet événement tragique qui s’est inscrit au cœur de sa vie. C’est si facile à dire et souvent si difficile à laisser advenir.

Élodie est perturbée par toutes les larmes qu’elle verse dans mon bureau. Heureusement, nous avons la sagesse d’en rire.

À la 4ème séance, la mort de son père cède la place aux stratégies qu’elle a mise en place, à partir de l’adolescence pour conjurer le sort. Elle pleure toutes ses inquiétudes, pour ses enfants, son mari, sa mère, son frère, et sa ménopause qui commence à se manifester !

À 13 ans, Élodie a appris que l’impensable, voire l’impossible, était possible. De manière non consciente elle a développé une stratégie qui lui procure une illusion de contrôle et la rassure. C’est une tentative de solution. Elle se dit que si elle anticipe les drames éventuels, ils ne se produiront pas. C’est une pensée magique qui lui permet de laisser partir en voiture son mari, d’autoriser ses enfants à vivre leur vie d’adolescents avec les prises de risque naturelles que cela comporte : pratiquer du sport, aller chez des amis, partir en vacances sans les parents …

En effet, la mort de son père, elle ne l’avait pas anticipée et c’est arrivée ! Elle s’était dit que si elle y avait pensé, ça ne se serait peut-être pas produit. Élodie est intelligente et saisit la naïveté de son raisonnement, mais face à une si grande souffrance comment vivre sereinement avec la peur aigüe que la mort puisse s’inviter à tout moment ?

Ainsi, depuis ses 13 ans, elle vit dans l’anticipation des drames éventuels à venir. Et depuis 2 ans, c’est la trouille de la ménopause. Peur de vieillir, peur de grossir, peur de ne plus dormir, peur des troubles de l’humeur… Ce n’est pas rigolo les troubles hormonaux de la ménopause, mais ce n’est pas un drame évitable par des pensées magiques.

Notre travail se poursuit beaucoup plus légèrement vers l’acceptation des étapes de la vie. Je dis légèrement car désormais Élodie est une femme différente. Ses amis et collègues la trouvent rayonnante. Elle est plus disponible au présent. Elle a retrouvé une belle énergie. Et très fièrement elle souligne les séances sans larmes !

Je reviens sur la notion de deuil, car ce qui s’est passé avec Élodie, je l’observe de manière récurrente.

Retenir nos morts, garder la souffrance du manque serait une preuve d’amour ? Accepter de ne plus souffrir, de les laisser partir, serait trahir ? Plus je souffre plus j’aime ? Il y a peut-être de cela. Cela ne se dit pas clairement, cela se manifeste en général par des larmes quand je parle d’acceptation, de laisser s’en aller, de ne garder que les heureux souvenirs. Les larmes coulent toutes seules et certains disent : je veux bien mais comment faire pour laisser s’en aller ? D’autres : je ne veux pas l’oublier ! Je préfère ne rien faire si je dois l’oublier.

Qui parle d’oubli ? Laisser s’en aller, est-ce oublier ? Ne pas pleurer, ne pas souffrir à l’évocation du souvenir d’une personne aimée, est-ce ne plus aimer ? la souffrance est-elle une preuve d’amour ? Dans mon idéal, l’amour est une joie, une énergie, une force ; dans ma vie quotidienne de femme, l’amour est parfois une douleur chagrine. S’accrocher à l’idéal d’une joie est un bel objectif, de mon point de vue.

Les blessures émotionnelles sont des filtres puissants qui pompent une énergie phénoménale ! Alors que le présent requiert toute notre disponibilité pour se vivre.

De l’inceste

 

Vanessa a 25 ans et vient me consulter sur les conseils d’une amie car elle souffre de difficultés dans sa vie sexuelle et amoureuse.

Elle se définit comme homosexuelle mais au-delà des baisers, elle ne supporte pas les rapports plus intimes.

Elle me dit qu’elle fait des cauchemars liés à son père. En fait, de ses 10 ans à ses 17 ans, âge où elle a quitté le foyer familial, son père a abusé d’elle. C’est-à-dire que la nuit, quand tout le monde dort, il se glisse dans sa chambre et la réveille par des caresses, la lèche, la viole avec ses doigts, l’oblige à le caresser, lui glisse son sexe dans la bouche. Il a abusé de sa sœur aînée aujourd’hui mariée et mère d’un petit garçon et il abuse de sa jeune sœur, adolescente, scolarisée.

Elle me décrit son père comme violent à la maison. Il frappe et viole sa mère régulièrement. Sous des dehors qui peuvent paraître charmeurs, c’est un prédateur. Il flatte ses filles et les tripote pour leur prouver son amour et marquer son territoire.

La fratrie est composée des trois filles ; pas d’autre homme dans la maison que le père qui jouit pleinement de son cheptel.

Vanessa a parlé à sa mère en lui disant qu’elle faisait d’horribles cauchemars concernant son père. Sa mère lui conseille alors de parler à sa grande sœur qui avait fait les mêmes cauchemars ! Vanessa appelle à sa sœur qui lui révèle qu’elle a longtemps subi les « jeux sexuels » de son père et que ça continue sous des formes différentes, palpations des seins, mains aux fesses, baisers insistants. Il en est de même pour Vanessa les rares fois où elle va chez ses parents. Vanessa informe sa sœur que la benjamine subit les mêmes violences.

Que faire ? Rien bien sûr car maman ne s’en remettrait pas.

Vanessa comprend que sa mère est au courant, sans doute depuis longtemps.

À 17 ans Vanessa a quitté la maison car elle n’en pouvait plus. Elle a osé se rebeller et n’a pas vu son père pendant des années. Famille de confession musulmane, son homosexualité ne peut pas être admise par son père. Vanessa a commencé à travailler dès ses 18 ans. Elle gagne et mène sa vie. Elle voit sa mère et sa sœur régulièrement et le moins possible son père.

Un jour, sa mère lui dit que sa jeune sœur se plaint de cauchemars concernant son père… Elle lui demande de lui parler à sa sœur pour la rassurer : ce ne sont que des cauchemars …
Ainsi, le crime se perpétue ; le père est innocenté et les filles se sentent coupables et sales d’avoir des rêves aussi pervers.

Les trois sœurs parlent de cauchemars ; c’est intéressant. Le cauchemar se produit pendant notre sommeil. Le père vient en effet au cœur de la nuit, et réveille ses filles-proies par ses caresses. Quand elles sont pleinement réveillées, il est en pleine action et elles sont enserrées dans ses griffes. Elles sont déjà coupables et soumises. Il leur dit qu’il les aime et les éduque pour être de futures « parfaites épouses ». Le corps a ses mécaniques ; Vanessa avoue qu’elle a parfois éprouvé du plaisir, ce qui la rend doublement coupable et salie.

De plus, si l’on parle de cauchemars, le doute persiste. C’est réel ou phantasmé ? C’est lui le monstre ou « moi » ?

 

La mère ne dit rien, comme beaucoup de mères. Vanessa aime sa mère et en a pitié. Elle sait tout ce qu’elle endure. Pour la première fois de leur vie, ses parents vont acheter une maison, le rêve de sa mère. Elle estime ne pas pouvoir parler, même si elle sait ce que subit sa sœur.

Moi non plus, je ne peux pas parler et cela me tourmente. Cette nuit ou la suivante, un homme précisément, se lèvera pour assouvir ses pulsions sexuelles sur le jeune corps de sa fille, adolescente. Il retournera se coucher auprès de sa femme et le lendemain il ira travailler et discutera avec ses collègues. Il ne sera pas le seul, hélas.

 

Tout est à vomir dans cette histoire qui se continue. De mon mieux, j’aide Vanessa à se réparer. Grâce à l’activation de l’Emdr, son cerveau désensibilise ces images insoutenables qui lui donnent la nausée. Elles deviennent floues, s’estompent, disparaissent et peu à peu, sa respiration s’allège. Au cours du traitement, elle éprouve du dégoût, de la honte puis vient enfin la saine colère, l’envie de le détruire. Après les larmes et la colère viendront le mépris, peut-être la pitié, puis le détachement émotionnel accompagné d’un sentiment de force et de puissance. Elle ressent la force de se rebeller et même de le frapper.

 

C’est capital cette restauration de sa puissance, car l’inceste est un cancer de l’âme. J’ai régulièrement l’impression quand je traite des viols ou des incestes que l’emdr agit tel un laser qui détruit une tumeur. La victime n’est plus victime. Elle restaure sa force, sa puissance intérieure, son estime de soi. Les fondations sont suffisamment réparées pour qu’elle, tout entière, son corps, son cœur, sa psyché puissent faire une place à l’amour. J’aimerais tant pouvoir modifier l’histoire ; je ne le puis. Mais anéantir ces sentiments de culpabilité et de honte qui inoculent leur venin en continu, ça, c’est possible.

 

Comment nos jugements rapides nous leurrent

Notre esprit se raconte quasi en permanence des histoires  sur nous et ce que nous vivons avec une grande aisance. C’est indispensable car cela donne du sens et structure notre réalité. En revanche, il se contente la plupart du temps de très peu d’informations pour se convaincre de la véracité de son histoire. De nombreux biais agissent :
  •  L’insuffisance : La dernière personne que vous avez jugée sympathique ou au contraire sans intérêt ; sur quelles informations avez-vous établi votre jugement ? Et vous, avez-vous souffert de jugements que vous avez ressentis comme injuste ? On tient compte de ce qu’on voit ou entend et rien d’autre. Nous ne prenons pas en compte le fait que nous disposons de très peu d’informations.
  •  Le cadrage : que pensez-vous des deux phrases suivantes : « les chances de survie un mois après l’intervention chirurgicale sont de 90 % » et « la mortalité est de 10% dans le mois qui suit l’intervention chirurgicale ». Elles sont équivalentes et pourtant ; laquelle vous rassure le plus ?
  •  La disponibilité : À cause de la coïncidence de deux accidents d’avion le mois dernier, maintenant elle préfère prendre le train ou pire sa voiture. C’est ballot. Elle devrait s’intéresser aux statistiques ; c’est un biais de disponibilité.
Source : « système 1 et système 2. Les deux vitesses de la pensée. » Daniel Kahneman